Dans toutes les disciplines, le développement des recherches et des pratiques dépend , au moins en partie, des courants de pensée dominants et des questions que pose l’environnement technique, économique et social. L’ergonomie n’échappe pas à cette règle et en particulier ne se développe pas indépendamment des connaissances scientifiques d’une part, ni en dehors des formes d’organisation et des contenu du travail , c'est-à-dire finalement de la demande sociale, d’autre part. C’est dans ce cadre que l’on peut situer cet historique succinct de l’ergonomie.
1- L’ère des précurseurs : le contexte de la genèse
Les premières mesures systématiques ont été faites, soit par des ingénieurs et organisateurs du travail, soit par des chercheurs, soit par des médecins.
C’est d’abord dans une perspective d’amélioration du rendement de l’homme au travail que, en France, Vauban (au XVIIe siècle), Belidor (au XVIIIe siécle) tentent de mesurer la charge de travail physique journalière sur les lieux même du travail. Ils suggèrent qu’une charge trop élevée entraîne l’épuisement et des maladies, et préconisent une meilleure organisation des tâches pour améliorer le rendement.
Un peu plus tard, des ingénieurs, comme Vaucanson, et Jacquard mettront au point les premiers dispositifs automatiques qui suppriment des postes particulièrement pénibles. Puis viendront les organisateurs du travail, comme Taylor et ses précurseurs. Lorsque Taylor, à partir de 1903, établissait aux Etats unis les principes du « Scientific Management » : l’Organisation scientifique du travail (OST) et les Methodes des Temps et Mouvements (MTM), un changement radical de l’organisation du travail s’opérait. Les ouvriers ne maîtrisent plus leur travail, leurs modes opératoires puisque ceux ci sont conçus par des experts, ingénieurs. Puis la chaîne de montage introduite par Ford en 1913, est progressivement exportée dans le monde entier, en même temps qu’une certaine conception de l’Homme : un homme dissocié (tête, jambes), au fonctionnement stable, tel une machine. L’opérateur humain devient ainsi prévisible.
De leur coté, les chercheurs, physiciens , physiologistes s’intéressent à l’homme en activité pour en comprendre le fonctionnement. Leonard de Vinci avait étudié les mouvements des segments corporels, ouvrant ainsi le champ de la biomécanique. Plus tard , Lavoisier découvre les premiers éléments de physiologie respiratoire et la calorimétrie. Il fait également les premières tentatives d’évaluation du coût musculaire.
Puis, au début du XXe siècle, Lahy (1916), physiologiste d’origine, et Jules Amar (1923) reprochent au taylorisme de ne se placer que du point de vue de l’outil, c'est-à-dire d’ignorer, de négliger, en particulier les effets de la fatigue de l’homme au travail.
Les médecins , enfin, se situent dans un courant hygiéniste de protection de la santé des ouvriers. En France, dès le XVIIe siècle, Ramazzini véritable créateur de la médecine du travail, s’intéresse aux conséquences du travail: il décrit les premières maladies professionnelles dans une série de monographies touchant à des activités très diverses. Villermé, chirurgien, réalise des études statistiques, et mène une importante enquête sur les conditions de travail dans de nombreuses usines de toutes les régions de France qui aboutit à un rapport publié en 1840 sur l'état physique et moral des ouvriers, accomplissant ainsi un recensement des postes de travail provoquant la souffrance chez les travailleurs. Ce rapport est à l'origine des premières mesures légales de limitation de la durée de travail et de l'âge d'embauche pour les enfants.
2- La naissance et l’ère du développement
L’ergonomie est une discipline jeune dont on ne peut donc comprendre l’émergence et l’évolution sans prendre en considération d’une part l’organisation taylorienne du travail, d’autre parte l’empreinte du modèle behavioriste sur le développement des recherches sur l’homme.
Dans la première moitié du XXe siècle, le progrès des connaissances en psychologie et en physiologie est considérable. Cependant les recherches concernant les problèmes du travail restent encore peu nombreuses. Au début du siècle, en Allemagne, aux Etats- Unis, puis en Angleterre, quelques psychologues créent les premiers instituts et centres de recherche orientés vers l'étude de ces problèmes.
Le terme "Ergonomie" est apparu pour la première fois, non pas en 1949, au Royaume Uni, avec Murell comme on le dit souvent, mais en 1857. Le terme est imaginé par un auteur polonais professeur de botanique, physique, zoologie et horticulture à l’université de Varsovie : Wojciech Jastrzebowski, qui publia en cette année 1857 un « Précis d’ergonomie ou de la science du travail, basée sur des vérités tirées des sciences de la nature ». Il créa le terme ergonomie pour désigner une approche scientifique des activités humaines et animales, visant non seulement leur description, mais aussi leur organisation rationnelle, voire leur évaluation sur une échelle morale. Mais l'article ayant paru en langue polonaise dans "Nature et industrie", une revue peu connue, le mot "ergonomie" tomba dans l'oubli, lorsqu'il fut réinventé dans les années quarante par le psychologue anglais Murell pour désigner l'étude interdisciplinaire des activités humaines pratiquée pendant la 2ème guerre mondiale pour accroître l'efficacité des combattants, des matériels et des systèmes militaires. Il le propose à ses collègues britanniques qui l’ adoptent officiellement lors de la création de l’Ergonomics Research Society en 1949.
Pendant la deuxième guerre mondiale -et plus encore pendant la guerre froide et la compétition aérospatiale des années 50 cinquante à 80 - la complexité croissante des matériels, la multiplicité et le débit des sources d'information, la diversité des fonctions à exercer, les ambiances physiques extrêmes inhérentes aux théâtres d'opération et aux énergies en jeu, la rapidité des processus électroniques et informatisés ont rendu nécessaire la connaissance des capacités et des limites de l'opérateur humain utilisant de tels moyens.
Mais en réalité l'ergonomie s'était constituée bien avant la 2ème guerre mondiale, en partie sous la pression déjà de la première guerre mondiale, en partie sous l'impulsion des acteurs sociaux désireux de prévenir les risques du travail.
Pendant la 1ère guerre mondiale, l'attention avait été portée non pas aux problèmes proprement militaires, mais à ceux des productions industrielles et minières requises par l'effort de guerre. Au Royaume Uni, l'Industrial Fatigue Board fut le coordinateur des études des effets des ambiances physiques, des horaires de travail et de l'organisation du travail sur les performances humaines. En Allemagne, le Kaiser Wilhelm Institut für Arbeitsphysiologie -alors implanté à Berlin puis transféré à Dortmund- se concentra essentiellement sur les exigences énergétiques inhérentes aux outils, machines, processus et rythmes de travail, ceci en raison de la pénurie alimentaire résultant du blocus de l'Allemagne.
Dès les débuts du taylorisme, on note, en France, l’émergence d’un mouvement de réaction contre ce système d’organisation du travail, exprimé dans deux ouvrages (Lahy, 1916 ; Amar, 1923).
Ce sont toujours les problèmes posés par le taylorisme qui suscitèrent la création par Jules Amar, en 1913, du premier Laboratoire de recherche sur le travail musculaire professionnel. Celui-ci devint ensuite le Laboratoire de Physiologie du Travail du Conservatoire National des Arts et Métiers et contribua, avec les laboratoires de psychotechnique de la Régie des Transports Parisiens, des Chemins de Fer du Nord et des Automobiles Peugeot, à la création dès 1933 de la revue "Le travail humain". Celle-ci peut être considérée comme la première revue multidisciplinaire (physiologie, psychologie, ergonomie) du domaine qui devait être appelé "Ergonomie" après la création de ce mot en 1949.
L'approche multidisciplinaire du travail humain avait conduit en Allemagne à la création de la Gesellschaft für Arbeitswissenschaft (Société des Sciences du Travail) réunissant non seulement les spécialistes des sciences de l'homme au travail, mais aussi les praticiens de l'organisation rationnelle du travail, de l'hygiène et de la sécurité.
3- L’ère de la psychotechnique : l’adaptation de l’homme au travail (1935-1955)
Les données établies visaient à montrer la nécessité de prendre en compte les facteur biologiques, et ont été largement utilisées par les organisateurs du travail pour déterminer la meilleure façon d’utiliser la machine biologique humaine. Par ailleurs la pression de l’environnement industriel a rapidement orienté les travaux vers les problèmes de sélection du personnel.
Lahy, reconverti à la psychologie, amorce paradoxalement un courant qui apparaît comme l’opposé de l’ergonomie, et qui fait de lui, tout en étant un des précurseurs de l’ergonomie, un des fondateurs de la Psychotechnique, visant explicitement à l’adaptation de l’homme à son métier (Bonnardel, 1943), et qui a consisté à chercher à évaluer quantitativement les aptitudes mentales sensorielles et motrices de façon à placer chacun au poste de travail qui lui convient le mieux.
Cette approche de l’homme au travail a été caractérisée par la mise au point en laboratoire, de tests coupés de la réalité du travail. Pourtant, alors que le courant dominant de l’époque privilégie la notion de prédisposition individuelle aux accidents, Lahy et Korngold (1937) mettent en évidence les liaisons entre les causes techniques, les causes humaines inhérentes à l’organisation de la production, et les cause liées aux conduites à risques.
Dans les pays francophones, il faudra attendre les années 50 pour que, sous l’impulsion des travaux des belges Ombredane et Faverge, les psychologues prennent leurs distances d’avec le courant psychotechnique.
Parallèlement, aux Etats-Unis et en grande Bretagne, se développe le mouvement de « relations humaines » (Mayo, 1933) mettant en exergue le rôle de variable psychologiques et psychosociologiques dans la réalisation du travail.
4- L’ère de l’ “human engineering” (1950-1970)
A la même époque, ces mêmes domaines d'application avaient conduit aux États Unis, à la constitution du "Human engineering", terme utilisé aux Etats-Unis, et préféré à l’ « ergonomics » des britanniques, expression intraduisible en français (ingénierie des facteurs humains n’est pas entièrement satisfaisant), mais pour laquelle les Allemands ont proposé le terme "Anthropotechnologie".
L'un et l'autre termes mettent l'accent sur la pratique comprise comme l’application, l’utilisation de données existantes, alors que l’ergonomie implique tout à la fois l'acquisition des connaissances et l'action fondée sur ces connaissances. En effet il existe , pour les britanniques une ergonomie appliquée (applied ergonomics).
Cette époque est marquée par la parution de manuels de présentation de données physiologiques, quelquefois psychologiques, dans le but de but de fournir aux ingénieurs de conception des données sur l’Homme (Woodson,1954 ; Mc Cormick,1957 ; Chapanis, 1959). Ces données sont issues de l’étude du fonctionnement) de l’homme, études réalisées par des physiologistes, médecins du travail , plus rarement par des ingénieurs. Ceci correspondait d’ailleurs aux demandes de l’industrie, et permettait d’avoir recours à un savoir d’experts aidés par des manuels ce qui était relativement peu coûteux au regard des investissements techniques. Cela permettait aussi d’éviter de perturber le travail industriel par une analyse en situation, bien que le plus souvent on se contentât d’une analyse sommaire de la situation, parfois limitée à la prise en compte telle quelle de la demande de la direction.
Contrairement à ce qui s’est passé dans les pays francophones, la psychologie, et en particulier la psychologie expérimentale, a été très présente dans ces travaux, que ce soit dans les travaux sur la
compatibilité entre systèmes de signaux et de réponse (Fitts, 1954) sur la vigilance (Mackworth, 1957), sur la charge mentale telle que vue sous le modèle du canal unique (Broadbent, 1958).
L’human engineering a traité des thèmes relevant de la psychologie (perception, apprentissage), de la biomécanique et de la physiologie ( anthropométrie, force musculaire, métabolisme…), de la psychophysiologie ( états de veille, sommeil…), de l’environnement (bruit, vibration, ambiance thermique…), de l’ingénierie (conception des équipements, des outils, des systèmes de signalisation et de commande…). Sa démarche est fondée essentiellement sur la recherche de données en situations de laboratoire. Cette approche, que l’on peut qualifier d’ « ergonomie de laboratoire » a permis à notre discipline de se développer en luttant contre l’empirisme qui pouvait alors régner dans le domaine du travail .
Vue sous cet angle, l’ergonomie apparaît essentiellement orientée vers la production de connaissances et fonctionne sur la base de programmes scientifiques à moyen terme. Ses relations avec le monde du travail sont celles que les chercheurs entretiennent avec un terrain sur lequel ils valident leurs résultats.
Parallèlement au développement de l’human engineering dans les pays anglo-saxons, l’ergonomie dans les pays francophones est interpellée par le sentiment croissant, chez les travailleurs, de subir des conditions de travail défavorables. L’ergonomie se développe alors autour de la physiologie, et en particulier de la physiologie de l’homme engagé dans des tâches physiquement pénibles caractéristique du travail industriel de l’époque :puissance de travail élevé, port de charges lourdes, ambiances physiques difficiles .
Les recherches évoluent et portent , non plus seulement sur des domaines strictement biologiques ou physiologiques, mais s’ouvrent à des approches psychologiques de l’homme au travail. Se différenciant quelque peu de l’human engineering, certains psychologues, rompent avec la démarche d’adaptation de l’homme au travail des psychotechniciens. Cette évolution va conduire à l’émergence d’un courant qui va ouvrir une période importante de l’histoire de l’ergonomie : l’ère de l’analyse de travail.
5- L’ère de l’analyse du travail (1955- 2006…?)
Une date importante de l’ergonomie : 1955, date à laquelle Ombredane et Faverge publiaient l’Analyse du travail, ouvrage qui contribua pour une part essentielle à la naissance de l'ergonomie de langue française. A cette période, en Belgique, et bien au delà des frontières de la Belgique,
l'ergonomie est alors dominée par les travaux de J.M. Faverge et de son équipe, au Laboratoire de
Psychologie de l'Université Libre de Bruxelles. Quelques années plus tard, en 1958 paraissait
L'adaptation de la machine à l'homme, de Faverge, Leplat et Guiguet. Ce sont les premier ouvrages
en langue française consacrés explicitement à l'ergonomie.
Il est intéressant de noter que cette approche, issue de la mise en évidence de l’importance
des activités perceptivo-cognitives dans des travaux à prédominance manuelle(Leplat, 1956), a
introduit la nécessité d’une analyse fine , menée sur le terrain (en situation réelle de travail) et qui
porte à la fois sur la tâche ( travail prescrit), et sur l’activité (travail réel) .
L’analyse ergonomique du travail va donc devenir l’approche de plus en plus utilisée, va se
construire progressivement en tant que méthode, mais va aussi devenir objet d’analyse.
A partir des années 70, sous la pression des demandes syndicales, et d’une pratique
volontariste de plusieurs chercheurs gagnés aux idées de mai 68, l’ergonomie devient plus
interventionniste, elle se met plus à l’écoute du terrain
De plus les ergonomes sont amenés à intégrer peu à peu le domaine des relations
interpersonnelles, des rapports sociaux dans l’analyse de travail et font appel , non plus à la
psychologie différentielle mais à la psychologie du travail, ou à la psychosociologie, ce qui leur permet
de mieux appréhender la situation de travail dans sa globalité.
Ils insistent aussi sur le fait que le produit des connaissances ergonomiques n’est pas neutre,
et qu’il peut à la fois améliorer les conditions de travail, mais aussi être vecteurs d’un accroissement
de la productivité mais parfois, au final, conduire à une augmentation de la charge de travail.
Parallèlement, les chercheurs ergonomes souhaitent être associés à l’action de
transformation, de modification de la situation de travail, et devenir ainsi des acteurs du changement.
Le laboratoire devient donc une voie d’investigation parmi d’autres, et qui intervient souvent après
l’analyse du travail sur le terrain, pour approfondir un résultat, vérifier une hypothèse ou isoler une
variable. La recherche ergonomique se développe alors dans une dialectique entre la situation de
travail réelle et la situation de laboratoire.
La présence sur le terrain, en entreprise, des chercheurs en ergonomie, ainsi que l’exercice
professionnel des ergonomes praticiens a progressivement amené les ergonomes, en tout cas un bon
nombre d’entre eux, à considérer l’analyse du travail comme un moyen de « comprendre le travail
pour le transformer ». C’est en effet le titre de l’ouvrage de Guérin et al (1991). Cette période
rassemble bon nombre d’ergonome autour d’un consensus à savoir que l’ergonomie est une
discipline d’action (au même titre que l’ingénierie) et que son but est bien la transformation de la
situation de travail.
On peut affirmer que l’analyse de travail reste une approche encore très vivante, qui évolue,
se diversifie, et cherche à prendre en compte les situations de travail nouvelles (travail collectif,
activités de service…), pour les comprendre, pour en analyser les mécanismes générateurs de
dysfonctionnements (problèmes de santé/sécurité), mais aussi, et surtout, pour y remédier.
Les principes de l’analyse du travail ont mené progressivement vers l’analyse de plus en plus
fine des activités. Cette approche méthodologique peut être considérée comme le point de départ de
ce qui deviendra la psychologie ergonomique. Parallèlement, se développe, dans le cadre des travaux
menés sur les interactions homme-ordinateur, le courant de l’ergonomie cognitive.
Aujourd’hui, si l'on examine les pratiques des ergonomes, les champs couverts par
l'intervention ergonomique, les thèmes de recherche développés dans les laboratoires ou centres de
recherches, le corpus de connaissances nécessaire à l'analyse et à la résolution des problèmes, les
disciplines avec lesquelles l’ergonomie coopère, on est frappé par la diversité (la disparité ?) de ses
champs d’action.
En effet les demandes continuent à se diversifier posant souvent de nouvelles
questions ou apportant de nouvelles contraintes. Les méthodes, issues des étapes d’évolution
brièvement rappelées, sont souvent utilisées simultanément dans une recherche, ou une intervention.
Le modèles élaborés au cours de l’histoire de l’ergonomie, bien qu’elle soit courte, sont rarement
exclusifs, ou contradictoire, mais au contraire sont souvent complémentaires.
Cette diversité peut donc être considérée comme une richesse. Elle contribue en tout cas à faire de
l’ergonomie, non pas une doctrine imposant sa vision au monde du travail , de l’entreprise , et de
l’emploi, mais au contraire, une discipline cherchant à mieux prendre en compte la réalité du monde
du travail, la divergence/convergence des objectifs et des enjeux en présence, et contribuant, de ce
fait, à un meilleur dialogue social, et à de meilleures conditions de travail..
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